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6 Décembre – OBJETS TROUVES

 

J’étais presque soulagé qu’on soit samedi. Il y avait quelque chose de réconfortant à passer la journée avec les femmes dont les pouvoirs magiques se réduisaient à oublier leur propre nom. Quand je suis arrivé chez les Sœurs, la chatte siamoise de tante Charity, Lucille Ball comme l’actrice principale du feuilleton I Love Lucy que les Sœurs adoraient – était « en plein exercice » dans le jardin de devant. Les Sœurs avaient planté une corde à linge qui courait sur toute la longueur du jardin et, tous les matins, Charity y accrochait la laisse de Lucille Ball afin que l’animal se dégourdisse les pattes. J’avais beau avoir essayé de leur expliquer qu’on pouvait lâcher les chats dehors, qu’ils revenaient toujours quand l’envie leur en prenait, tante Charity m’avait toisé comme si je lui avais suggéré de se mettre à la colle avec un homme marié.

— J’peux point laisser Lucille Ball se balader seule dans les rues. C’huis sûre que que’qu’un me la volerait.

Les enlèvements de félins n’étaient pas monnaie courante à Gatlin, mais je n’avais jamais emporté le morceau.

En ouvrant la porte, je m’attendais au bazar habituel. Toutefois, la maison était étonnamment calme. Mauvais signe.

— Tante Prue ?

Les intonations traînantes du Sud me sont parvenues depuis l’arrière de la maison.

— On est dans le solarium, Ethan !

Je les y ai rejointes pour les découvrir en train de s’agiter dans la pièce en portant ce qui ressemblait à des petits rats dénués de poils.

— Qu’est-ce que c’est que ça, bon Dieu ?! me suis-je exclamé sans réfléchir.

— Surveille ton langage, Ethan Wate ! a piaillé tante Grace. Sinon, je te lave la bouche au savon. Pas de blasphèmes chez nous !

Pour elle, des mots tels que « culotte », « nu » et « vessie » relevaient du blasphème.

— Désolé, madame. Mais qu’avez-vous dans les mains ?

Se précipitant vers moi, Charity ma montré ses paumes, où deux rongeurs dormaient.

— Des bébés ‘cureuils. Ruby Wilcox les a trouvés dans son grenier mardi dernier.

— Sauvages ?

— Y en a six. Y sont pas adorab’ ?

Ils étaient surtout susceptibles de provoquer un incident. La perspective que mes vieillardes de grands-tantes soignent des animaux sauvages, nouveau-nés ou adultes, était affolante.

— Comment les avez-vous récupérés ?

— Ben, Ruby pouvait pas les garder…, a commencé tante Charity.

— À cause de son horrib’ bonhomme. Elle est même obligée de le prévenir quand elle va au Stop & Shop.

— Bref, Ruby nous les a donnés, vu qu’on a une cage.

Les Sœurs avaient sauvé un raton laveur blessé. Par la suite, ledit raton laveur avait boulotté Sonny et Cher, les perruches de tante Prudence, et Thelma l’avait fichu dehors. Elles avaient cependant conservé la cage.

— Vous savez que les écureuils sont porteurs de la rage ? Vous devez vous en débarrasser. Imaginez que l’un d’eux vous morde ?

— Ethan, a grondé Prue, ce sont nos bébés, et y sont mignons comme tout. Y nous mordront pas. On est leurs mamans.

— Y sont sages comme des images, hein vous aut’ ? a roucoulé Grace en embrassant une des bestioles.

Je voyais déjà un de ces petits nuisibles s’attaquer au cou d’une des Sœurs, m’obligeant à les conduire aux urgences pour y subir la vingtaine de piqûres dans le ventre qu’exigeait un traitement antirabique. Des injections dont j’étais à peu près sûr qu’elles ne sortiraient pas vivantes, à leur âge. J’ai tenté de les raisonner, une perte de temps complète.

— Vous n’en savez rien, ai-je plaidé. Ce sont des animaux sauvages.

— Il est clair que t’aimes pas les bêtes, Ethan Wate, m’a reproché Grace en fronçant les sourcils. Ces chéris nous feraient de mal pour r’en au monde. Et pis, qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? Leur maman les a abandonnés. Y mourront si on s’en occupe pas.

— Et si je les portais à la SPA ?

Horrifiée, tante Charity a serré un de ses protégés contre sa poitrine.

— La SPA ! s’est-elle écriée. Ce sont des assassins ! Y les tueront, c’est sûr.

— Assez parlé de SPA, Ethan ! Passe-moi plutôt c’te compte-gouttes.

— Pour quoi faire ?

— Faut qu’on les nourrisse toutes les quat’ heures, a expliqué Grace.

Comme pour illustrer la chose, tante Prue tenait l’un des écureuils qui tétait férocement l’extrémité de la pipette.

— Et, une fois par jour, a obligeamment poursuivi tante Grace, on leur nettoie le derrière avec un Coton Tige pour leur apprend’ la propreté.

Merci de cette précision, les filles !

— D’où tenez-vous ces renseignements ?

— L’In-ternet ! a triomphé Charity.

J’avais du mal à imaginer. Elles ne possédaient même pas de grille-pain !

— Et comment vous êtes-vous connectées ?

— Thelma nous a emmenées à la bi’othèque, et Mam’zelle Marian nous a aidées. Y z’ont des ordinateurs là-bas. T’étais au courant ?

— En plus, tu peux r’garder tout ce que tu veux, même des photos cochonnes, s’est enthousiasmée Grace. Y en a eu des tas qu’ont surgi sur l’écran sans crier gare. Non mais tu te rends compte ?

Par « photos cochonnes », il fallait sans doute entendre « photos de nus ». J’aurais cru que cela les aurait découragées à jamais de surfer sur le Net.

— Je tiens quand même à signaler que c’est une très mauvaise idée. Vous n’allez pas pouvoir les garder toute leur vie. Ils vont grandir, devenir agressifs.

— ’Videmment qu’on les gardera pas, a riposté tante Prue en secouant la tête devant une suggestion aussi ridicule. On les lâchera dans le jardin dès qu’y seront capab’ de se débrouiller seuls.

— Sauf qu’ils ne sauront pas comment se nourrir. C’est pourquoi il ne faut jamais recueillir d’animaux sauvages. Parce que, quand on les libère, ils meurent de faim.

C’était là un argument susceptible de les convaincre et de m’éviter une visite à l’hôpital.

— Tu te trompes, a ricané Grace. L’In-ternet, y nous a tout es’pliqué.

J’aurais volontiers démoli ce site idiot qui vous renseignait sur la meilleure façon de nettoyer les fesses des écureuils avec des Coton-Tige.

— Y suffit de leur apprend’ à trouver des noisettes. Tu les enterres dans le jardin, et tu laisses les ‘cureuils les chercher.

J’ai deviné la suite sans difficulté. Et c’est ainsi que j’ai, passé une partie de la journée à mettre en terre un mélange de noix et de noisettes pour les bébés. Combien de trous je serais obligé de creuser pour satisfaire les Sœurs, ça n’a été bien sûr pas précisé.

Une demi-heure après que je m’étais attaqué à la tâche, j’ai commencé à dénicher des objets. Un dé à coudre, une cuiller en argent et une bague ornée d’une améthyste qui n’avait guère de valeur mais qui m’a donné une bonne excuse pour interrompre mon labeur. Quand je suis retourné à l’intérieur de la maison, tante Prue déchiffrait difficilement une pile de journaux jaunis, ses lunettes à triple foyer sur le nez.

— Que lisez-vous ?

— Juste des trucs pour la maman de ton ami Link, a-t-elle répondu en fouillant dans un des tas posés levant elle. Les FRA ont besoin de notes sur l’histoire de Gatlin pour la visite guidée Héritage sudiste. Mais c’est dur de trouver que’que chose où qu’on parle pas des Ravenwood.

Le dernier nom que les FRA avaient envie qu’on mentionne en leur présence.

— Comment ça ?

— Ben, sans eux, Gatlin aurait jamais es’zisté. Du coup, pas fastoche d’écrire sur le passé de la ville en les oubliant.

— Ils en ont vraiment été les premiers habitants ?

Marian avait stipulé ce détail, que je trouvais difficile à croire, cependant. Tante Charity s’est emparée d’un des journaux et la tant approché de ses yeux qu’elle devait loucher. Prue le lui a repris sèchement.

— Donne-moi ça ! J’ai mon système à moi.

— Reste donc, p’isque tu veux pas qu’on t’aide ! s’est vexée l’autre avant de s’adresser à moi : les Ravenwood ont bien été les premiers à débarquer ici. Un roi d’Écosse leur avait donné des terres, dans les années 1800.

— 1781, j’ai un artic’ là-dessus, est intervenue tante Prue en brandissant une gazette. C’étaient des fermiers. Y s’est révélé que le comté de Gatlin avait le sol le plus fertile de toute la Caroline du Sud. Coton, tabac, riz, indigotiers, tout ça poussait ensemble, ce qu’était bizarre pa’sque c’est jamais le cas. Une fois que les gens ont pigé que tout prenait, dans le coin, les Ravenwood étaient dev’nus les chefs d’une vraie ville.

— Que ça leur plaise ou non, a précisé Grace en levant les yeux de sa broderie.

Le destin réservait bien des ironies. Sans les Ravenwood, Gatlin n’aurait sûrement jamais vu le jour. Les personnes qui fuyaient Macon et les siens auraient plutôt dû les remercier. Comment Mme Lincoln prenait-elle la chose ? J’étais prêt à parier qu’elle était au courant, ce qui expliquait sans doute pourquoi elle détestait autant le maître de Ravenwood Manor.

J’ai contemplé ma main pleine de cette terre si bizarrement fertile. Je tenais encore les saletés que j’y avais dégotées.

— Ceci vous appartient-il, tante Prue ? ai-je demandé en montrant la bague après l’avoir rincée dans l’évier.

— Mais c’est celle que m’a offerte mon deuxième époux Wallace Pritchard pour notre premier, et unique, anniversaire de mariage ! s’est-elle exclamée avant d’ajouter en baissant la voix : c’était un vieux radin. Où l’as-tu trouvée ?

— Elle était enterrée dans le jardin. Avec une cuiller et un dé à coudre.

— Hé, Charity, regarde un peu ! Ethan a mis la main sur ta cuiller de collection du Tennessee. Je t’avais bien dit que je l’avais pas prise !

L’interpellée a mis ses lunettes.

— Fais voir ? Nom d’un chien, c’est bien elle ! J’ai enfin les onze États au complet.

— Notre pays en compte plus que ça, tante Charity.

— Je collectionne seulement les ceusses de la Confédération, a-t-elle répliqué avec superbe.

Grace et Prudence ont approuvé d’un hochement de tête.

— À propos de trucs enterrés, vous savez que l’Eunice Honeycutt a es’zigé qu’on l’ensevelisse avec son livre de cuisine ? Elle voulait pas que que’qu’un de la paroisse lui pique sa recette de génoise aux fruits. Incroyab’, non ?

— C’était une méchante femme, comme sa sœur, a décrété Grace en ouvrant une boîte de chocolats avec sa cuiller de collection du Tennessee.

— En plus, sa génoise, elle était même pas bonne ! a renchéri Charity.

Tante Grace a retourné le couvercle de la boîte afin de lire les noms des friandises qu’elle contenait.

— Lequel est fourré à la crème, Charity ?

— Quand je mourrai, je veux qu’on m’enterre avec mon étole de fourrure et ma bible, a annoncé Prue.

— C’est pas ça qui te donnera des points en plus auprès du bon Dieu, Prudence Jane.

— J’essaye pas d’avoir des points, j’ai juste envie d’avoir de quoi lire en attendant qu’ils décident de mon sort. Et pis, s’ils distribuaient des points, j’en aurais sûrement plus que toi, je te signale.

Ensevelie avec son livre de cuisine… Et si le Livre des lunes avait subi le même sort ? Si, pour éviter qu’on le retrouve, quelqu’un avait décidé de le cacher ainsi ? Quelqu’un qui avait saisi l’ampleur de ses pouvoirs mieux que personne. Genevieve.

Lena ? Je crois avoir deviné où se trouve le Livre.

Il y a eu un instant de silence, puis ses pensées se sont frayé un chemin jusqu’aux miennes.

Pardon ?

Le Livre des lunes. À mon avis, il est avec Genevieve.

Genevieve est morte.

Je sais.

Qu’est-ce que tu es en train de me dire, Ethan ?

Il me semble que tu as compris.

Harlon James a boitillé jusqu’à la table, pitoyable. Sa patte était encore enveloppée de pansements. Tante Charity a entrepris de lui refiler tous les chocolats noirs de la boîte.

— Cesse de donner des bonbons à ce chien, Charity ! Tu vas le tuer. J’ai vu ça dans l’émission d’Oprah. Le chocolat, c’est mauvais pour les bêtes… Ou c’est-y les oignons ?

— Je te garde les caramels, Ethan ? Ethan ?

Je n’écoutais plus. Je réfléchissais à la meilleure façon de déterrer un cadavre.

16 Lunes
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